Continuer à allaiter pendant la grossesse, puis allaiter ensuite les deux enfants simultanément, ça ne se décide pas à l'avance.
Simplement, un beau jour, alors qu'on allaite encore son enfant plus ou moins grand, on se retrouve enceinte. Et l'on n'arrive pas à imaginer de le sevrer comme ça, brutalement. Alors, si l'on sait - par les témoignages d'autres femmes - qu'allaiter pendant la grossesse est tout à fait possible, on va peut-être se lancer dans l'aventure. Car c'est bien d'une aventure qu'il s'agit. D'une expérience tout à fait spéciale, dont on ressortira sans doute chamboulée, et où très souvent les choses se seront passées tout à fait différemment de ce qu'on avait prévu.
Pendant la grossesse
Ecartons tout d'abord les trois craintes les plus courantes que peut avoir la mère et que, n'en doutons pas, va lui renvoyer son entourage.
Non, l'allaitement ne va pas priver le foetus de nutriments indispensables. Une femme qui se nourrit correctement n'aura pas de mal à répondre aux besoins à la fois du foetus et de l'enfant allaité. Il lui faut simplement s'assurer qu'elle prend du poids normalement, ajoute des aliments nutritifs à son alimentation et se repose suffisamment.
Dans une étude faite au Guatemala (1) sur les suppléments nutritionnels, la moitié des femmes participantes se sont retrouvées enceintes alors qu'elles allaitaient encore. La poursuite de l'allaitement n'a pas affecté la croissance du foetus.
Non, le lait ne devient pas mauvais pour l'enfant allaité. C'est malheureusement une idée répandue dans beaucoup d'endroits, où il est tabou d'allaiter pendant la grossesse, pendant les règles (ou dès que la femme a son retour de couches), comme il est tabou de donner le colostrum (2).
Certes la quantité de lait baisse quelque peu, en général au cours des derniers mois de la grossesse, et se transforme alors en colostrum, qui aura un léger effet laxatif sur l'enfant. Mais il est vraisemblable que celui-ci aura alors également une alimentation solide, et ne dépendra pas exclusivement du lait maternel (3).
En tout cas, l'Organisation mondiale de la santé estime qu'il est "certainement préférable d'améliorer le régime de la mère avec des aliments facilement disponibles que d'interrompre l'allaitement à cause d'une nouvelle grossesse, surtout les endroits où l'on n'est pas assuré de trouver des aliments de sevrage appropriés" (4).
Non, le risque de fausse-couche ou d'accouchement prématuré n'augmente pas si l'on allaite pendant la grossesse. Bien que l'on manque d'études scientifiques sur le sujet, les années d'expérience ont permis au Comité médical consultatif de La Leche League International d'affirmer que les contractions éventuellement induites par l'allaitement ne risquent pas de provoquer de fausse-couche ou d'accouchement prématuré.
En fait les vrais problèmes ne sont pas là où on les attendrait. Ils sont dûs aux sensations physiques et aux sentiments que la poursuite de l'allaitement va susciter chez la mère.
La première de ces sensations (c'est souvent même elle qui va mettre la puce à l'oreille quant à une grossesse éventuelle) et l'une des plus courantes, c'est une sensibilité accrue des mamelons, pouvant aller jusqu'à une douleur intolérable.
Cette sensibilité étant d'origine hormonale, les recommandations qu'on donne aux mères de nouveaux-nés pour éviter ou soulager les douleurs de mamelons, ne sont ici d'aucune aide (5), et un certain nombre de femmes, qui pensaient poursuivre l'allaitement, finissent à contre-coeur par sevrer en raison de ces douleurs.
Autre phénomène : la baisse de lait et son changement de goût peuvent rendre la relation d'allaitement difficile, donnant l'impression que l'enfant tète "à vide", et font d'ailleurs qu'un certain nombre se sèvrent d'eux-mêmes à un moment ou à un autre de la grossesse.
Dernière chose, qui trouble beaucoup certaines femmes : un changement d'humeur, qui se traduit par un malaise ou de l'irritation pendant les tétées. Plusieurs témoignages dans les pages qui suivent en témoignent.
Dans une étude faite en 1977 pour savoir s'il y avait vraiment un mécanisme psycho-biologique prévu par la nature et poussant au sevrage chez les femmes enceintes, le Dr Niles Newton étudia plus de 500 femmes membres de La Leche League qui se retrouvèrent enceintes alors qu'elles allaitaient toujours (6).
Elle mit en évidence trois préoccupations communes aux femmes qui participaient à l'enquête : 74% ressentirent des douleurs de mamelons à des degrés divers, 65% notèrent une baisse de leur production de lait, et 57% ressentirent un certain malaise ou de l'irritation pendant les tétées.
En fin de compte, 66% des participantes sevrèrent leur enfant à un moment ou à un autre de la grossesse (à noter que dans la mesure où 44% des enfants avaient deux ans ou plus, il est probable que même sans la nouvelle grossesse, beaucoup se seraient sevrés à cette époque).
Je ne voudrais pas qu'on en tire une vision trop sombre de l'allaitement pendant la grossesse. Beaucoup de femmes l'ont vécu sans problèmes, sans mamelons douloureux, sans ambivalence. D'ailleurs, toujours dans l'étude de Niles Newton, sur les 158 femmes qui n'avaient pas sevré pendant la grossesse, 77% dirent qu'elles recommenceraient probablement, et seulement 6% qu'elles ne recommenceraient sûrement pas.
Néanmoins, trop de femmes le vivent de façon pour le moins problématique, pour qu'on ne donne pas un petit avertissement : vivez les choses au jour le jour, voyez comment vous réagissez, vous et votre enfant, et prenez les décisions qui vous semblent préférables.
Lorsque l'enfant paraît
Une fois le bébé né, un certain nombre de choses vont s'améliorer : les douleurs de mamelons disparaissent (sauf si la succion incorrecte du nouveau-né en provoque de nouvelles, mais c'est une autre histoire...), le lait revient en abondance, suffisamment pour les deux enfants. Mais de nouvelles questions se posent : vaut-il mieux allaiter les deux enfants en même temps ? Comment s'y prendre ? Comment assurer la priorité au nourrisson ? Que se passe-t-il si l'un des deux enfants est malade ? Etc., etc. (7).
Surtout, le sentiment d'irritation face au "grand" peut devenir très intense. Cette impression qu'ont toutes les mères que, tout d'un coup, l'aîné est devenu un "géant" à côté du nouveau-né, ce besoin de protéger voire de privilégier le petit, en même temps que la culpabilité et la peur de ne plus aimer autant le grand, tout cela semble exacerbé chez les femmes qui allaitent des non-jumeaux.
Certains pensent qu'il pourrait y avoir une cause physiologique à ce malaise lorsque les deux enfants tètent ensemble, à savoir la différence de succion entre le bambin et le nourrisson. En effet les mères de jumeaux ne semblent pas ressentir un tel malaise.
D'autres se demandent si les tétées simultanées ne causeraient pas une surstimulation hormonale. Une mère qui avait toujours été d'accord avec ce qu'on disait sur l'effet calmant de la prolactine, s'est aperçue que le co-allaitement avait sur elle l'effet opposé !
En conclusion
Si une mère décide de continuer à allaiter son enfant pendant la grossesse, puis après la naissance du nouveau-né, c'est bien parce qu'elle sent intimement que son enfant a encore besoin de cette relation.
Cette "intime conviction" l'aidera à surmonter les éventuels problèmes évoqués ci-dessus, et à résister aux pressions de l'entourage, qui comprendra sans doute mal qu'elle s'obstine à allaiter un "si grand", surtout dans sa situation...(
La "récompense" viendra d'elle-même. Comme le dit une mère ayant vécu le co-allaitement, "l'estime que l'enfant éprouve pour lui-même lorsqu'il a pu se sevrer à son rythme et faire évoluer son attachement à vous, est un formidable cadeau que vous lui faites, et s'il peut le recevoir, c'est bien grâce à vous".
Et puis, cerise sur le gâteau, il est possible que ce "partage du sein" crée entre les "non-jumeaux" une tendre complicité tout à fait spéciale et bien réjouissante à voir